 Aujourd'hui point de nouveautés, mais
quelques mots pour rendre hommage à l'homme par qui j'ai découvert le
vin, cet ami proche avec qui je partageais l'amour des grands rieslings
allemands et des grands vins autrichiens : Jean-Louis Subtil. (à droite sur la photographie, en compagnie d'Eric Nicolas du domaine de Bellivière)
Par
une belle journée d'août, il se baladait dans les grands crus de
Chablis sur son vélo. Je l'imagine bien, cet homme solide, si plein des
orteils aux pointes des cheveux, tout rempli de son amour du chablisien,
de ce Clos merveilleux chargé de pollen, qui lui joua un bien mauvais
tour le 14 août. Eternel débat du Clos et des Preuses ... Finalement
l'éternité a plié bagage sur un coup de frein, et je n'entendrai plus la
voix de Jean-Louis dans la cave de Vincent Dauvissat.
Jean-Louis
était connu pour son amour du verbe, son plaisir à décrire la forme des
vins, leur vibration, leur mémoire, leur constitution. Plus qu'une
liste d'adjectifs décrivant par le menu le bouquet, puis la bouche,
c'était une plongée dans l'âme du vin... et par là même dans sa propre
âme, son désir de spiritualité. Parfois
- même souvent - je perdais Jean-Louis, ses mots s'élevant au dessus de
ma rencontre intime avec la bouteille ouverte, un magnum de Chablis 1er
cru Vosgros de Didier Picq, une vieille dame de 1928 (un Haut-Bailly),
ou encore une bouteille du domaine Mugnier, présumée début XXème. Il
s'envolait dans son verbe, dans sa fascination pour le caché, le
symbole, le vibratoire, le tellurique. Et si l'on pouvait penser qu'au
fond tout cela n'était qu'intellect, que glose, il n'y avait qu'à tendre
la main vers l'assiette qu'il vous avait préparée pour comprendre comme
sa relation au vin était vraie, profonde, intense. Sa cuisine était
toujours pleine d'énergie, d'équilibre, de surprise, en rebonds et
accolades avec les vins, et souvent si simple et juste.
J'ai
rencontré Jean-Louis alors que j'étais étudiant aux Beaux-Arts de
Paris, il y occupait un poste dans l'administration. Son bureau étroit
et tout en longueur était occupé par une immense imprimante, un énorme
massicot, une encolleuse et des armoires à dossiers, à portes
métalliques. Un bureau sans âge, sans couleur, une grande fenêtre en
hauteur laissant voir le ciel de Paris. Ici s'affairait un drôle
d'homme, à la carrure solide, aux yeux comme deux billes d'encre
brillante. De petites lunettes sur un nez si pointu qu'il indiquait avec
élégance le caractère du monsieur. Subtil, Jean-Louis Subtil, quel nom ! Et
donc, appuyé à la photocopieuse - je venais faire des montages d'images
en vue d'un travail de sérigraphie - je découvre le bonhomme que me
présente un ami d'atelier, Alex Claude. Jean-Louis ouvre l'une de ces
fameuses armoires métalliques, et non, point de dossiers, de rapports,
mais du vin jusqu'à la gueule, des centaines de bouteilles, là, au coeur
de notre école. Je n'y connaissais rien (et c'est sans doute toujours
le cas), imaginez vous donc ma surprise, des vins ayant 20/30 ans d'âge,
certains beaucoup plus, je le découvrirai par la suite, comme ces
autres "caches" un peu partout dans l'école, où reposaient des
bourgognes du 19ème, des Palmer 1933, des Romanée-Conti 1935, des
Rayne-Vigneau 1928 etc... A cette époque, j'achetai mon vin chez
l'épicier, en bas de chez moi, à Belleville, et ce juste les soirs de
nouba, étant plus coutumier de la bière pression des bars de Paname.
Mais un jour de 1997 je me suis rendu à une dégustation qu'organisait
Jean-Louis dans les sous-sols de l'école, ma première dégustation, au
prix exhorbitant pour moi de 150 francs. Le thème ce soir-là : champagne
! Trois producteurs : Gimmonet, Geoffroy, Selosse. Je m'attendais à n'y
rien comprendre, à passer à côté comme on dit. Et je suis passé en
plein dans le mille ! Ce soir là j'ai rencontré le vin et Jean-Louis. Fin
d'année dernière l'ami rangeait des cartons, il a retrouvé une photo de
cette soirée, Alex Claude est à côté de moi avec Emmanuel Giraud et
Jean-Louis nous sert du Selosse. C'est assez vertigineux car d'une
certaine manière c'est à cet instant que j'ai pris le chemin du vin...
Dans cette amitié naissante, il y a eu tout d'abord un peu de ce rapport
de maitre à disciple, j'apprenais sans cesse de ce puits de
connaissance, je faisais toutes les dégustations (une fameuse verticale
des Ruchottes-Chambertin de Mugneret-Gibourg), je goûtais sans cesse
dans son bureau des vins qu'il venait d'acquérir aux enchères, je me mis
à cuisiner pour ses soirées, je fis la connaissance de son petit groupe
d'amis où j'ai fait ma première rencontre avec les vins de François
Jobard, un vrai déclic sur le Meursault - Genevrières 1990 , et une
autre rencontre encore si présente dans ma mémoire avec ma première
bouteille de Vouvray Réserve 1990 De Philippe Foreau. De fil en aiguille
j'ai commencé à travailler chez des cavistes pour financer mes études :
Georges Caselato, Bacchus et Ariane au marché St-Germain, et Les
Ultra-Vins, l'ultra antre de l'ultra incroyable Allain Audry. C'était
aussi les années iacchos, cette liste de diffusion précurseure des
forums comme LPV et BDE. C'est dans ces soirées que j'ai rencontré
Dominique Hutin avec qui j'ai commencé à organiser des événements, avec
même un projet de bar à vin. Et puis la rencontre avec notre savant fou,
notre Doc, qui venait aux Beaux-Arts nous faire tester ces nouveaux
prototypes de verres, Jean-Pierre Lagneau, qui créa ensuite les Experts,
et les Authentis, pour Spiegelau et avec qui j'allais partir à Bordeaux
en 2002, à la fin de mes études, pour mettre en place la distribution
française de Spiegelau. En 2004, avec Stéphanie nous montons Des journées entières dans les vignes et
une nouveau chapitre de notre amitié s'ouvre. Une relation plus
équilibrée et qui dépasse notre passion pour le vin. Une amitié plus
profonde, plus intime, plus en résonnance avec nos vies dans toutes
leurs dimensions. Evidemment le vin est là, c'est avec Jean-Louis que je
rencontre Didier Picq, Laurent Tribut, Vincent Dauvissat, Frédéric
Mugnier, Bruno Clavelier, les soeurs Mugneret-Gibourg, François Jobard.
Je l'emmène aussi découvrir le vignoble de Châteauneuf, à Rayas, chez
Marcoux, chez Jean David. Et petit à petit, alors qu'il écrit au Rouge et le Blanc,
nous avançons avec beaucoup de joie "enfantine" sur les routes
allemandes et autrichiennes. Combien de magnums de Reinhard Loewenstein,
de Uwe Schiefer, de Moric dans sa cave ! Il
y a encore peu nous goûtions des rieslings autrichiens de la Wachau et
du Kremptal, dont certains nous sont allés droit au coeur ! Nous
ouvrirons les prochaines en se remémorant le frémissement de ses
narines quand il plongeait littéralement son appendice dans le verre.
Et
je ne peux évoquer Jean-Louis sans vous parler un peu de son travers,
de sa lubie un peu dingue, ses aigrevins. En 1998, tel un
apprenti-sorcier il se lance dans la confection de vinaigres, à partir
de vieilles bouteilles en vidange, de vins de presses de ses amis
bourguignons, voir de fruits et légumes (un vinaigre de céleri me
revient tout particulièrement en mémoire). Je me souviens d'une
invitation un soir de 1999, chez lui à Grigny, dans son minuscule
appartement. On sentait le vinaigre depuis le palier, et quand on
franchissait le seuil on se demandait même s'il serait possible d'ouvrir
et d'apprécier un flacon dans de telles conditions. Il y avait des
vinaigres partout. Même la salle de bains avait été investie, des
planches recouvrant la baignoire avec des moitiés de barrique en pleine
fermentation. C'était délirant. L'arrivée
à Chichée, prés de Chablis, lui permit de donner plus d'envergure à sa
folie, il se lança dans la confection de véritable balsamique de
Chablis, et lorsque nous comparions avec les grandes cuvées de Modène,
point besoin d'être fin dégustateur pour savoir qui marquait le point.
Il y avait folie à cela car ce n'était pas quelques litres d'aigrevins
qui sortaient de sa forge, non, c'était quelques centaines, et au bout
du compte sans doute quelques miliers, qu'il distribuait à ses amis,
faisait goûter aux grands chefs, et utilisait avec tant d'intuition dans
sa cuisine, tout à sa passion des accords mets et vins.
Il y
aurait encore mille choses à dire sur cet homme, et mille ne suffiraient
pas, car seul l'infini pourrait donner la complétude d'un être qui s'en
va.
Alors oui son
cercueil semblait si petit, si étroit quand ils l'ont descendu dans sa
tombe, vendredi dernier, au petit cimetière de Chichée. Avec Stéphanie
nous regardions cette boîte avec à l'intérieur, nous dit-on, le corps de
cet homme qui a tant compté pour nous. Mais ce n'est pas vrai, nous le
savons bien. Son corps est là, dans nos mains, dans l'énergie que nous
mettions à le serrer quand on se retrouvait. Son visage sagace,
généreux, son rire, ses mots, son génie, son appétit, tout est si
vivant, tout est tellement présent en nous. Aujourd'hui comme demain
seront plein de cette essence subtile, dans le silence comme dans la
parole, dans le mouvement comme dans l'immobilité.
Adieu notre ami, adieu et merci, merci pour tout.
Julien |